Art Souterrain : Tv Tracker, Lorraine Oades. Performance et réflexion

Depuis maintenant sept ans, principalement grâce à l’organisation et la tenue annuelle du Festival d’Art Contemporain, l’organisme Art Souterrain aspire à rendre l’art contemporain accessible à un public plus large et non initié. Pour la présente édition, le Festival offrait au public 65 œuvres à voir et expérimenter réparties en 13 édifices différents du 28 février au 15 mars 2015. Pendant la Nuit Blanche se déroulant le 28 février, qui est également la soirée d’ouverture du Festival, Art Souterrain offrait les services de médiateurs bénévoles, postés à chaque œuvre, qui permettaient de faciliter l’expérience du public à l’aide d’explications et de pistes de réflexion. Les médiateurs avaient donc l’opportunité de faire connaissance avec l’artiste qu’ils représentaient individuellement ainsi que de prendre part à tout ce que le Festival accomplit en vue de la démocratisation de l’art contemporain. Lorraine Oades, artiste montréalaise, diplômée en Intermedia: Video, Performance and Electronic Arts et enseignante au département des Studio Arts de l’Université Concordia depuis maintenant vingt ans, est celle que je devais représenter lors de la Nuit Blanche. Son œuvre, TV Tracker, conçue spécifiquement à la demande d’Art Souterrain pour le Festival, était installée dans le tunnel blanc passant sous les bureaux de l’OACI à quelques pas de la Place Bonaventure. Tout d’abord, il fut intéressant de constater à quel point l’accès gratuit à des œuvres contemporaines dans divers lieux publics qui ne sont pas originellement prévus à cet effet permettait au public de prendre connaissance de l’aspect abordable et intelligible des œuvres exposées. Il s’agit d’un contexte où le spectateur peut absorber les œuvres de façon ludique et imprévue, sans pression institutionnelle, à travers le réseau du Montréal souterrain. La thématique de la présente édition, la sécurité dans notre société, facilitait selon moi l’appropriation des œuvres par les spectateurs puisqu’il s’agissait d’un thème qui peut être compris et réfléchi par la majorité de la population atteinte par le Festival. D’ailleurs, plusieurs artistes, dont Lorraine Oades, ont choisi de traiter le sujet en abordant le thème de la surveillance par caméra. Cette tendance a donné lieu à plusieurs œuvres multimédia interactives. Il est intéressant de remarquer à quel point l’aspect conversationnel de ces œuvres favorise la participation, la compréhension et la réflexion du spectateur par rapport au sujet traité, mais aussi à la fonction de l’art dans la société.

Lors d’une rencontre préparatoire précédant la Nuit Blanche, j’ai eu l’occasion de poser quelques questions à Lorraine Oades concernant son travail et ses motivations. Ce fut un échange enrichissant principalement grâce à la générosité avec laquelle elle s’est confiée sur son œuvre, sa carrière et le Festival. Ce que j’ai principalement retenu de ce court entretien fut sa réponse lorsque je lui ai demandé si elle avait toujours voulu être une artiste. Elle a répondu qu’elle avait toujours souhaité laisser une trace, changer la société à sa manière, faire réfléchir le public, et que pour elle, l’accomplissement de cette volonté impliquait la création et la diffusion d’œuvres. Cette réponse est entièrement cohérente avec sa participation au festival et la manière dont elle crée, et ceci est visible dans son œuvre en général. La réalisation de projets comme USED/Goods (2004), Hôpital Bellechasse (2001) ou encore Self-typing Machines (2009), en mettant en scène des lieux publics, non institutionnels et surtout en faisant de la présence et la participation du spectateur un élément central de l’œuvre, véhicule le désir de l’artiste de stimuler une réflexion sur divers aspects de la société contemporaine. Ces œuvres n’ont pas nécessairement un propos politique explicite, mais elles provoquent une introspection sociale face aux rapports humains. Le fait que la majorité de ses œuvres soient réalisées en collaboration avec d’autres artistes ou groupes d’artistes introduit dans sa démarche le concept de communauté qui est directement en lien avec leur portée réflexive.

TV_fullTous ces concepts ne font certainement pas exception à l’œuvre qui nous intéresse ici, TV Tracker. La pièce consiste en une petite télévision projetant en direct aux passants leur propre image en noir et blanc et un peu floue grâce à une petite caméra installée sous le téléviseur. Cette partie de l’œuvre est posée sur un système de poulie motorisée, reliée à des senseurs Kinect posés au plafond, le tout monté sur une large structure en bois usiné. Les senseurs envoient un signal au téléviseur lui permettant de se déplacer sur le système motorisé en suivant physiquement le mouvement des passants tout en leur projetant leur image d’une qualité de caméra de surveillance. Il est intéressant d’une part de comprendre la volonté de l’artiste par rapport au résultat et, d’une autre, d’observer la réaction du spectateur en lien avec cette volonté. Il faut spécifier que le mécanisme, une fois enclenché par le passage d’un individu, émet un bruit particulier un peu comme celui que fait un jouet téléguidé mais en un peu TV_closeupplus fort. C’est donc dans la blancheur, le silence et la pureté du tunnel blanc que le bruit et le mouvement viennent surprendre le passant qui s’arrête, la plupart du temps. Les individus que l’on pouvait observer en début de soirée, vers 18h, étaient particulièrement intéressants puisque pour la majorité, ils ne passaient pas dans le tunnel en recherche d’œuvres. C’est, selon mes observations, le contexte dans lequel l’œuvre d’Oades pouvait accomplir son mandat le plus fidèlement. Les gens s’arrêtaient, observaient leur image, se demandaient visiblement s’il était vraiment possible que le téléviseur les suive ou n’était-ce que le hasard qui l’avait fait se diriger dans le même sens qu’eux. Ils se déplaçaient de droite à gauche pour valider leur hypothèse, puis regardaient de haut en bas, de gauche à droite pour comprendre le mécanisme derrière ce phénomène. Il est intéressant de remarquer que tout au long de la soirée, lorsque les gens arrivaient du côté gauche de l’œuvre, où se trouvait l’affiche explicative préparée par le Festival, ils avaient tendance à lire d’abord puis observer la pièce de façon plus détachée, moins guidés par la curiosité. TV_spectatorLorsqu’ils arrivaient de l’autre côté par contre, ils avaient plutôt tendance à jouer avec l’œuvre, la faire se déplacer au rythme de leur pas, se regardaient dans l’écran. On pourrait donc déduire que lorsqu’il n’y avait pas d’élément institutionnel (la fiche, comme on en retrouve au musée) pour dicter au spectateur comment remplir son rôle, celui-ci prenait le rôle d’un performateur, d’une personne conversant et échangeant avec l’œuvre, ce qui est exactement le résultat escompté par l’artiste. Cette œuvre provoquait ainsi non seulement une réflexion sur la place de la surveillance dans la société, comment elle nous est rendue quasi invisible et tout à fait normale, mais également sur les diverses techniques de contrôle du public dans un contexte artistique, par exemple l’affiche explicative. De plus, grâce à cette installation/performance, on prenait conscience de notre image, du suivi de nos moindres faits et gestes avec la possibilité d’avoir une interaction. Elle modifiait notre manière de nous comporter face aux dispositifs de sécurité qui relevait maintenant plus de l’ordre du jeu et de la conversation ludique.

J’ai également noté que l’œuvre d’Oades suscitait chez le spectateur/performeur une réflexion sur le rôle et les modalités de diffusion de l’art dans la société. La manière même dont l’œuvre était intégrée à son environnement, le Festival en général et l’atmosphère épurée du tunnel blanc, et cette façon dont le panneau explicatif modifiait le comportement du spectateur amenaient une réflexion sur la mainmise de l’institution artistique (musée et galeries) quant au comportement à adopter face à une œuvre. J’ai trouvé que le travail d’Oades à travers TV Tracker plaçait réellement l’individu comme acteur, comme agent dans l’univers même de l’œuvre plutôt que comme un regard passif. L’œuvre n’est pas complète sans l’action et la réaction du spectateur. C’est pour cette raison que l’artiste elle-même la considère à la fois comme une installation et comme une performance. On peut dire qu’au final, le potentiel d’intégration du spectateur à la démarche de l’œuvre de TV Tracker a dépassé les attentes de l’artiste. Ce qui au départ devait être davantage un jeu avec ce qui nous est habituellement caché (le dispositif de sécurité) s’est avéré être une expérience immersive et réflexive pour le public.

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